Haut-potentiels, surdoués, zèbres, kesako?

Mon approche diagnostique étant plutôt fonctionnelle, je ne suis pas un partisan des étiquettes. Quand je reçois des personnes qui me sont envoyées parce qu’elles sont identifiées comme étant à Haut Potentiel, je fais exactement ce que je fais avec tous mes patients, j’écoute, j’essaie de comprendre, sans a priori. L’étiquette HP ne m’apporte finalement que peu d’information utile. Pourtant, elle s’avère parfois lourde de conséquence. Autant elle permet parfois de mettre un mot, généralement connoté positivement, sur une sensation d’être différent, autant elle est aussi porteuse d’exigences et d’attentes, voire de fantasmes et parfois d’incompréhensions.

Face à cette étiquette, bon nombre de personnes utilisent Internet pour essayer de comprendre ce qu’elle signifie. Ils trouvent alors rapidement des sites qui regorgent d’explications aux allures plus ou moins scientifiques sur le haut-potentiel intellectuel, sur la « zèbritude », expliquant combien ils sont différents, voir supérieurs ou plus fragile, ou plus sensibles. Entre Harry Potter, Lisbeth Salander, Sheldon Cooper, Friedmann et Albert Einstein, les stéréotypes sur les « génies » ne manquent pas de générer des attentes qui peuvent emprisonner celui qui vit avec cette étiquette (ou aussi à celui à qui on ne la « donne » pas). Comme de tout temps, certains utilisent la souffrance de ces personnes en recherche d’elle-même pour les rallier à leur cause, et souvent, malheureusement, à leur portefeuille.

Et pourtant, il y a bien plus à dire que toutes ces images d’Epinal que l’on vous sert. J’ai déjà pas mal écrit sur le sujet mais je vais tenter d’expliquer ici ce que recouvre selon moi les termes et concepts de Hauts-potentiels intellectuels, que certains surnomment surdoués, zèbres, etc…

Je ne vais pas, pour une fois, fournir toutes les références scientifiques sur les sujets que je vais aborder (du moins dans un premier temps, j’y reviendrai peut-être un jour prochain). Mon but est de faire appel au bon sens de chacun, à votre intelligence et de donner des pistes de réflexion. Je vous donne néanmoins, à la fin de cet article, une série de références (articles, sites web et de livres) qui pourront probablement satisfaire votre envie d’en savoir plus sur le sujet.

Si je dis « tenter d’expliquer », c’est que la tâche est plus ardue qu’on ne pourrait le croire. En premier lieu parce qu’il n’y a pas de consensus sur ce qu’est l’intelligence. Si vous interrogez les principaux chercheurs qui s’intéressent à l’intelligence comme sujet d’étude scientifique et que vous leur demandez leur définition de l’intelligence, vous obtiendrez certainement une grande diversité de réponses et autant de discordances que de similarités dans celles-ci. On ne peut néanmoins que difficilement faire l’économie d’une telle définition si l’on veut expliquer ce qu’est le haut-potentiel intellectuel.

Alors, qu’est-ce que l’intelligence? Le fruit du fonctionnement de notre cerveau? Notre capacité à traiter de l’information (résolution de problème)? A en générer de nouvelles (créativité)? Notre capacité à mémoriser des informations et à les classer? Est-ce de l’ordre du cognitif uniquement (qui est en lien avec la connaissance) ou le conatif (lié à la volonté, à l’effort) et l’affectif sont-ils aussi des composantes de l’intelligence (vu l’existence d’un concept d’intelligence émotionnelle)?

Pour les premiers chercheurs s’étant intéressé au concept d’intelligence et ayant tenté de la mesuré (ce qui sous-entend que l’on peut définir de manière opérationnelle, concrète, ce que l’intelligence est ou du moins ce qu’elle produit comme effet), comme Spearman ou Piaget, l’intelligence est une fonction qui permet la résolution de problème, l’adaptation au milieu. L’intelligence ou les intelligences seraient des fonctions, des capacités à résoudre certains type de problème ou à traiter certains type d’information. Howard Gardner théorisa les différentes sortes d’intelligence, soulignant l’existence de personnes ayant des performances intellectuelles hétérogènes, capable par exemple de résoudre des problèmes mathématiques très complexe tout en étant peu performant au niveau verbal. Comme l’écrit Henry Schlinger, il y a peu de sujets qui ont généré autant de tensions et de débats dans la communauté scientifique que l’étude de l’intelligence et les tentatives de la mesurer.

La difficulté de définir l’objet d’une recherche rend d’autant plus difficile la mesure de cet objet. La difficulté de définir ce qu’est l’intelligence tiens fondamentalement qu’il s’agit d’un concept, d’une étiquette. En soi, l’intelligence est une fonction émergente de l’activité physiologique de notre cerveau. Autant on peut assez facilement définir ce qu’est le cerveau, la matière grise, la matière blanche et les neurones, autant le résultat de l’activité de ce complexe ensemble est difficile à déterminer et à scinder. En effet, notre cerveau  commande nos membres, traite les informations provenant de nos système perceptifs, donne du sens, crée une conscience de soi, initie et reçoit des communications avec autrui, génère des pensées volontaires et involontaires, résout des problèmes, modifie l’état physiologique de notre corps, ses balances hormonales, mémorise de l’information, infère des règles de fonctionnement sur base de son expérience et sur base de l’expérience d’autrui. Souvent, on parle de notre corps et de nos pensées comme deux choses séparées. C’est ce que l’on appelle le dualisme. Pourtant, notre corps et nos pensées ne font qu’un, ils sont dans un dialogue permanent. Sans parler de l’expérience quotidienne que vous pouvez avoir de l’influence de vos pensées sur votre corps (les mouvement, le stress, les palpitations) et de votre corps sur vos pensées (la souffrance, la fatigue, etc.), nombre d’études scientifiques montrent les liens étroit entre nos pensées, notre corps et même notre environnement. Le clivage en deux entités distinctes n’est donc qu’un concept, qu’une simplification pour nous aider à traiter la complexité que tout cela représente.

Il en va de même pour le clivage entre cognitif, conatif et affectif, ou pour le dire plus simplement entre intelligence, volonté et émotions. Nous ne prenons pas de décisions purement cartésienne comme nous aimons à le croire. Sans émotions, nous ne pourrions pas effectuer le moindre choix. Mais là aussi, afin de pouvoir « étudier » un phénomène, afin de pouvoir le comprendre, nous devons l’isoler et nous inventons donc des concepts qui permettent de délimiter, de restreindre l’objet de nos recherche, de notre compréhension. Ces mécanismes sont nécessaires pour construire notre connaissance mais il ne faut pas oublier que ces catégories ne sont pas naturelles ni « étanches ».

Le haut-potentiel intellectuel est donc une catégorie définie arbitrairement par la communauté scientifique pour désigner un ensemble de la population qui réussit particulièrement bien à passer des épreuves de test diagnostique visant a évaluer (notez bien que je ne dis pas mesurer, car ce n’est pas une mesure mais une estimation, une évaluation) le fonctionnement cognitif d’un individu. Par convention, sont désignés comme haut-potentiel (HP) intellectuel, les personnes qui se situent au delà de deux écart-types de la moyenne dans des tests normalisés. Dans le cas des test de QI (Quotient Intellectuel, vieille notion désuète que l’on doit aux travaux de Stern et puis de Weschler, se basant sur les test d’évaluation de l’intelligence définis par Alfred Binet et Théodore Simon), la moyenne est centrée sur une valeur de 100 et l’écart-type est de 15. Ce qui donne une distribution normalisée comme celle-ci (voir graphique) avec chaque fois le pourcentage de la population qui se retrouve dans chaque intervalle. Les HP sont donc les personnes qui se trouvent au delà de 130.

Comme vous pouvez le constater sur le graphe, la population HP représente donc, par définition, 2,2% de la population (2,1% de 130 à 145 + 0,1% de 145 et plus). Néanmoins, pour ne pas être psycho-rigides, on étend parfois la définition de haut-potentiel intellectuel aux personnes qui réussissent au moins un test d’une échelle de Weschler (WISC pour les enfants ou WAIS pour les adultes) au delà des deux écart-type de la moyenne. Cela explique donc que l’on connaisse le pourcentage de la population qui est considéré HP, celui-ci étant le résultat de la définition même du haut-potentiel. Il s’agit donc bien d’une notion statistique et quantitative. Aussi, toute personne qui prétend que les HP représente 3% ou même 5% de la population, ne sait probablement pas très bien de quoi elle parle.

La catégorie des personnes dites HP est donc une construction abstraite (il n’y a pas d’indicateur physiologique ou biologique clair qui se lie de manière univoque au HP) et arbitraire (décidée par un groupe de personnes) qui est utilisée par des psychologues et des pédagogues pour étudier une population hors-norme, statistiquement parlant. Cela ne signifie pas qu’une personne avec un QI de 129 soit fondamentalement différente d’une personne ayant un QI de 131 (voir même de 135). Il y a un continuum dans les mesures de l’intelligence qui ne permet pas de mettre en place une limite non-arbitraire.

Est-ce que la catégorie HP représente vraiment une catégorie de personnes qui est pertinente? Personnellement, j’ai de plus en plus de doutes à ce sujet et ce pour les raisons suivantes:

1° les tests utilisés (Généralement les tests de Weschler ou des tests de matrices), ne couvrent qu’une partie limitée (généralement 2 ou 3: Logico-mathématique, verbo-linguistique et visuo-spatiale) des formes d’intelligence identifiées par Gardner (ces formes d’intelligences sont aussi des constructions arbitraires et ne reflète pas une organisation physiologique du cerveau). Ce ne sont donc pas des outils qui couvrent entièrement le domaine de l’intelligence (qu’on ne définit toujours pas correctement)

2° Les erreurs d’évaluation peuvent être importantes. Si le sujet à mal dormi, a été entraîné, est au meilleur de sa forme, est déprimé ou anxieux, les résultats peuvent grandement varier. On n’utilise d’ailleurs souvent plus une intervalle de confiance (qui couvre souvent une dizaine de points d’écart) que la valeur elle-même. On ne parle donc pas d’un QI de 135 mais plutôt d’un QI entre 130 et 138.

3° Les tests dit de QI ne sont normalement pas fait pour évaluer l’intelligence (même si c’est le nom qu’ils utilisent) mais pour estimer (ou tenter de mesurer, mais c’est un leurre) les capacités cognitives d’un individu à réaliser une tâche précise et de comparer ce résultat à l’ensemble de la population. Ce genre de résultat est très utile pour comprendre les difficultés d’apprentissage d’une personne, comme outil contribuant à un diagnostique clinique mais pas comme un diagnostique en soi. Il ne faut donc pas réifier les tests de QI et leur donner une valeur qu’ils n’ont pas.

4° les associations qui sont souvent faites entre les résultats aux tests de QI et certaines caractéristiques émotionnelles ou comportementales (ils sont hypersensibles, n’aiment pas les injustices, etc.) créent des stéréotypes qui peuvent « emprisonner » les personnes HP dans une image qui n’est pas la leur. Même si il y a des corrélations statistiques entre certaines traits de caractères ou certaines caractéristiques et les personnes catégorisées comme HP, ce n’est pas pour autant que toute personne identifiée comme HP se retrouve avec toutes ou même ne fut-ce qu’une de ces caractéristiques. Hors, souvent, j’entend dire (ou pire, je le lis sur des sites de « spécialistes » du haut potentiel): il/elle est HP, il est sensible, hyper-vigilant, etc. Le stéréotype étant promu au statut de réalité, le haut-potentiel cache alors la réalité unique de chaque individu.

5° Trop souvent on parle de diagnostique de Haut-Potentiel. Là encore, c’est un danger. Le haut-potentiel intellectuel n’est pas une maladie. C’est une caractéristique de la personne, comme la longueur des bras, des doigts, le tour de taille, etc. Si l’on peut estimer les performances physique d’une personne sur base du ratio entre l’index et le majeur (qui est lié au taux de testostérone présent durant la gestation, et de là, à certaines caractéristiques physiques), on ne catégorise pas les gens à l’aide de ce ratio, ou du moins, on ne porte pas un jugement sur ces personnes sur base de cette caractéristique. On ne parle pas de maladie. Pourquoi le fait-on sur base d’un test de QI? Etre à haut-potentiel intellectuel est une caractéristique qui apporte des avantages dans certaines conditions, tout comme mesurer 2,10 mètres pour jouer au Basketball. Ce n’est pas une maladie D’ailleurs, plus de la moitié des personnes catégorisées comme HP n’ont pas de difficultés liées à cette caractéristique. Cela ne doit pas cacher la souffrance des autres mais bien relativiser le lien systématique fait parfois entre HP et mal-être.

6° Les difficultés d’apprentissage ou d’insertion dans le système éducatif de certains enfants ou adolescents HP est l’arbre qui cache la forêt. A mon avis, et il est partage par de nombreux spécialistes en la matière, ce n’est pas tant la difficulté du système éducatif à s’adapter aux différences individuelles que les différences individuelles des personnes HP elles-même qui sont à l’origine du problème. L’enseignement est trop souvent normatif et donc violent pour des personnes hors-norme (statistiquement parlant).

Donc, pour conclure, la catégorie des personnes à haut-potentiel intellectuel (les HP, les zèbres et consort), est désormais passé d’une catégorie servant à classifier des sujets de recherche à une catégorie de cible marketing pour des gurus, des écrivains, entrepreneurs et voire même parfois certains psychologues en manque de patients. Même si elle a servi pendant tout un temps à sensibiliser les professionnels de l’éducation et de la santé mentale aux différences de mode de fonctionnement intellectuel et aux impacts potentiels sur leurs mode d’apprentissages et de relation au monde, elle commence désormais à créer des représentations stéréotypées clivantes, qui laissent certains prétendre que les personnes HP devraient être isolées et vivre en ghettos. Et là, il me semble que la catégorie perd de son utilité.

Suggestions de lectures sur le sujet:

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Publié par Emmanuel Nicaise

Master en psychologie clinique et psychopathologie de l'Université Libre de Bruxelles (ULB). Psychologue clinicien agréé par l'INAMI et la commission des psychologues. Psychothérapie brève et thérapies cognitivo-comportementales. Travaille avec enfants, adolescents et adultes. Doctorant en psychologie à l'ULB. Sujets d'intérêts: psychologie de la cyber sécurité, vigilance, confiance, haut-potentiel intellectuel, influence des nouvelles technologies sur le développement des enfants, psychologie des émotions, psychologie du risque.

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